Le Drapeau Rouge est le journal et le blog du PC maoïste de France. Communiste,révolutionnaire et internationaliste, le PCmF lutte pour une révolution radicale en direction du communisme !
Voici la deuxième partie de l'article 'Ma marche avec les camarades' d'Arundhati Roy. Vous trouverez la première partie de l'article ici : Arundhati Roy : 'Ma marche avec les camarades' (1ère partie).
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Nous avançons maintenant en une seule file. Moi et une centaine d’insurgés ‘d’une violence insensée’ et sanguinaires. J’ai regardé le camp avant que nous ne le quittions. Il n’y a aucun signe que
pratiquement cent personnes ont campé ici, excepté quelques cendres à l’emplacement des feux. Cette armée est incroyable. En ce qui concerne la consommation, elle est plus gandhienne que tout
gandhien, et a une empreinte carbone plus légère que n’importe quel évangéliste du changement climatique. Mais pour l’instant, elle a même une approche ‘gandhienne’ du sabotage ; avant qu’un
véhicule de police ne soit brûlé, par exemple, il est déshabillé et chaque partie est cannibalisée. Le volant est redressé et transformé en canon, la garniture intérieure en rexine est enlevée et
utilisée pour faire des cartouchières, la batterie pour la charge d’énergie solaire. (Les nouvelles instructions du haut commandement sont que les véhicules capturés doivent être enterrés et non
brûlés. De cette manière, ils peuvent être ressuscités quand on en a besoin). Je me demande si je devrais écrire une pièce de théâtre - Gandhi Prend Ton Fusil. Ou serai-je lynchée ?
Nous marchons dans le noir et dans un silence de mort. Je suis la seule qui utilise une lampe électrique, pointée vers le bas et donc tout ce que je peux voir dans son cercle de lumière, ce sont
les talons nus de la Camarade Kamla dans ses sandales noires éraflées, me montrant exactement où je dois mettre mes pieds. Elle transporte dix fois plus de poids que moi. Son sac à dos, un fusil,
un énorme sac de provisions sur sa tête, un des grands plats de cuisine et deux sacs en bandoulière remplis de légumes. Le sac sur sa tête est parfaitement équilibré et elle peut descendre des
pentes et des chemins de pierres glissants sans même le toucher. Elle est un miracle. Cela s’avère être une longue marche. Je suis reconnaissante pour la leçon d’histoire parce qu’en plus de tout
le reste, elle a donné du repos à mes pieds durant toute une journée. (C’est la plus belle chose que de marcher dans la forêt pendant la nuit. Et je vais le faire nuit après nuit).
Nous nous rendons à une célébration pour le centenaire de la rébellion du Bhumkal en 1910 durant laquelle les Koyas se sont soulevés contre les Britanniques. Bhumkal signifie tremblement de
terre. Le Camarde Raju dit que les gens marcheront pendant des jours ensemble pour venir à la célébration. La forêt doit être remplie de gens en mouvement. Il y a des célébrations dans toutes les
divisions du DK. Nous sommes privilégiés parce que le Camarade Leng, le Maître de Cérémonie, marche avec nous. En Gondi, Leng signifie ‘la voix’.
Le Camarade Leng est un grand homme d’âge moyen originaire de l’Andhra Pradesh, un collègue du chanteur-poète légendaire et bien aimé Gadar, qui a fondé l’organisation culturelle radicale Jan
Natya Manch (JNM) en 1972. Finalement, JNM est devenu une partie officielle de la PWG et dans l’Andhra Pradesh pouvait attirer des foules de dizaine de milliers de personnes. Le Camarade Leng
s’est joint en 1977 et est devenu un célèbre chanteur. Il a vécu dans l’Andhra durant la pire répression, l’ère des assassinats au cours ‘combats’ dans lesquelles des amis mourraient pratiquement
chaque jour. Il a lui-même été ramassé une nuit dans son lit d’hôpital, par une femme commissaire de police se faisant passer pour un médecin. Il a été amené dans la forêt à l’extérieur de
Warangal pour être ‘combattu’. Mais par chance pour lui, dit le Camarade Leng, Gadar a appris la nouvelle et s’est arrangé pour donner l’alarme. Lorsque la PWG a décidé de commencer une
organisation culturelle dans le DK en 1998, le Camarade Leng a été envoyé pour diriger le Chetana Natya Manch. Et il est ici maintenant, marchant avec moi, vêtu d’une chemise vert olive, et pour
une raison quelconque, d’un pyjama mauve avec des lapins roses dessus. « Il y a 10.000 membres dans le CNM maintenant » m’a-t-il dit. « Nous avons 500 chansons, en hindi, en gondi, en
chhattisgarhi et en halbi. Nous avons imprimé un livre avec 140 de nos chansons. Tout le monde en écrit ».
La première fois que je lui ai parlé, il semblait très sérieux, très tenace. Mais quelques jours plus tard, assis autour du feu, toujours dans son pyjama, il nous parle d’un réalisateur important
et à succès de films en télougou (un ami à lui), qui joue toujours un naxalite dans ses propres films. « Je lui ai demandé » a dit le Camarade Leng dans son hindi teinté d’un agréable accent
télougou « Pourquoi penses-tu que les naxalites sont toujours comme ça ? » - et il a mimé adroitement un homme accroupi, trottant, à l’air traqué, émergeant de la forêt avec un AK-47 et nous a
fait hurler de rire.
Je ne suis pas sûre de savoir si je me réjouis des célébrations du Bhumkal. Je crains de voir des danses traditionnelles tribales teintées de propagande maoïste, des discours enthousiastes et
rhétoriques et une assistance docile aux yeux vitreux. Nous arrivons sur le terrain assez tard dans la soirée. Un monument provisoire, un échafaudage de bambou enveloppé d’un drap rouge, a été
érigé. Au sommet, au-dessus du marteau et de la faucille du Parti maoïste, se trouve l’arc et la flèche de la Janata Sarkar, enveloppés d’une feuille argentée. La hiérarchie appropriée. La scène
est énorme, également provisoire, sur un échafaudage robuste recouvert par un épais plâtrage de boue séchée. Il y a déjà de petits feux dispersés sur le terrain, les gens ont commencé à arriver
et se cuisinent leur repas du soir. Ce ne sont que des silhouettes dans le noir. Nous faisons notre chemin à travers eux, (lalsalaam, lalsalaam, lalsalaam) et continuons durant environ 15 minutes
avant d’entrer à nouveau dans la forêt.
Sur notre nouveau terrain de camping, nous devons encore former les rangs. Un nouvel appel. Et puis les instructions pour les positions des sentinelles et les ‘arcs de tir’ - décisions de qui
couvrira quelle zone dans l’éventualité d’une attaque policière. Des points RV sont à nouveau fixés.
Un détachement est arrivé en avance et a déjà préparé le souper. Pour le dessert, Kamla m’apporte une goyave sauvage qu’elle a cueilli pendant la marche et a gardé pour moi.
Dès l’aube, on sent que de plus en plus de gens se rassemblent pour la célébration du jour. Un brouhaha d’excitation augmente. Des gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps se retrouvent. On
peut entendre le son des micros qui sont testés. Les drapeaux, les bannières, les affiches, les guirlandes se montent. Une affiche avec les photos des cinq personnes qui ont été tuées à Ongnaar
le jour où nous sommes arrivés est apparue.
Je bois le thé avec les Camarades Narmada, Maase et Rupi. La Camarade Narmada parle des nombreuses années durant lesquelles elle a travaillé à Gadchiroli avant de devenir la dirigeante du
Krantikari Adivasi Mahila Sanghatha (KAMS) du DK. Rupi et Maase ont été des militantes urbaines dans l’Andhra Pradesh et me racontent les longues années de lutte des femmes au sein du Parti, pas
seulement pour leurs droits mais également pour que le Parti se rende compte que l’égalité entre les hommes et les femmes est centrale dans le rêve d’une société juste. Nous parlons des années 70
et des histoires des femmes au sein du mouvement naxalite qui étaient désillusionnées par les camarades masculins qui se croyaient grands révolutionnaires mais étaient entravés par le même vieux
patriarcat, le même vieux chauvinisme. Maas dit que les choses ont beaucoup changé depuis lors, bien qu’ils aient encore un long chemin à faire. (Le Comité Central du Parti et le Bureau Politique
ne comptent toujours pas de femmes). Aux alentours de midi, un autre contingent de la PLGA arrive. Celui-ci est dirigé par un homme grand, souple, avec un air gamin. Ce camarade a deux noms -
Sukhdev et Gudsa Usendi - dont aucun n’est le sien. Sukhdev est le nom d’un camarade très aimé qui est tombé martyr (Dans cette guerre, seuls les morts sont assez en sécurité pour utiliser leurs
vrais noms) Comme pour Gudsa Usendi, beaucoup de camarades ont été Gudsa Usendi à un moment ou à un autre. (Il y a quelques mois, c’était la Camarade Raju) Gudsa Usendi est le nom du porte-parole
du Parti pour le Dandakaranya. Ainsi même si Sukhdev passe le reste du voyage avec moi, je n’ai aucune idée de comment je pourrais le retrouver. Cependant, je reconnaîtrais son rire n’importe où.
Il dit qu’il est venu dans le DK en 1988, quand la PWG a décidé d’envoyer un tiers de ses forces du Telengana Nord vers le DK. Il est joliment habillé, en ‘civil’ (Gondi pour ‘vêtements civils’)
opposé à ‘l’habit’ (‘uniforme’ maoïste) et pourrait se faire passer pour un jeune cadre. Je lui demande pourquoi il ne porte pas d’uniforme. Il dit qu’il a voyagé et qu’il revient juste de
Keshkal Gats près de Kanker. Il y a des rapports sur un gisements de bauxite - trois millions de tonnes - sur lesquels une compagnie appelée Vedanta à un œil.
Bingo, dix sur dix pour mon instinct.
Sukhdev dit qu’il est allé là pour prendre la température du peuple. Pour voir s’il était préparé à se battre. « Ils veulent des brigades maintenant. Et des fusils ». Il penche la tête en arrière
et se tord de rire. « Je leur ai dit que ce n’était pas si facile ». Grâce à ses brins perdus de conversation et la facilité avec laquelle il porte son AK-47, je peux dire qu’il est aussi très
haut placé dans la PLGA.
La poste de la jungle arrive. Il y a un biscuit pour moi ! C’est de la part du Camarade Venu. Sur un minuscule morceau de papier, plié et replié, il a écrit les paroles d’une chanson qu’il avait
promis de m’envoyer. La Camarade Narmada souri quand elle les lit. Elle connait cette histoire. Elle renvoie aux années 80, au moment où les gens ont commencé à faire confiance au Parti et à
venir vers lui avec leurs problèmes - leurs ‘contradictions intimes’ comme les qualifie le Camarade Venu. Les femmes ont été parmi les premières à venir. Un soir, une vieille femme assise près du
feu, s’est levée et a chanté une chanson pour le dada log. C’était une Maadiya, une tribu dans laquelle les femmes avaient coutume d’enlever leur chemisier et de rester seins nus après leur
mariage.
- Jumper polo intor Dada, Dakoniley
- Taane tasom intor Dada, Dakoniley
- Bata papam kitom Dada, Dakoniley
- duniya kadile maata Dada, Dakoniley
- Ils disent que nous ne pouvons pas garder nos chemisiers, dada, Dakoniley
- Ils nous les font enlever, Dada,
- De quelle manière avons-nous pêché, Dada,
- Le monde change n’est-ce pas, Dada,
- Aatum hatteke Dada, Dakoniley
- Aada nanga dantom Dada, Dakoniley
- Id pisval manni Dada, Dakoniley
- Mava koyaturku vehat Dada, Dakoniley
- Mais quand nous allons au marché Dada,
- Nous devons y aller à moitié nues Dada,
- Nous ne voulons pas cette vie Dada,
- Dites cela à nos ancêtres Dada,
Ceci a été la première question féminine contre laquelle le Parti a décidé de faire campagne. Cela devait se faire délicatement, avec des instruments chirurgicaux. En 1986, il a mis en place le
Adivasi Mahila Sanghathana (AMS) qui a évolué vers le Krantikari Adivasi Mahila Sanghatan (KAMS) et a aujourd’hui 90.000 membres enregistrés. Cela pourrait bien être la plus grande organisation
de femmes du pays. (D’ailleurs, ils sont tous maoïstes, tous les 90.000. Seront-ils ‘ratissés’ ? Et qu’en est-il des 10.000 membres du CNM ? Eux aussi ?) Les campagnes du KAMS contre les
traditions adivasis du mariage forcé et de l’enlèvement. Contre la coutume de faire vivre les femmes réglées en dehors du village dans une hutte dans la forêt. Contre la bigamie et la violence
domestique. Il n’a pas gagné toutes ses batailles, mais quelles féministes les ont toutes gagnées ? Par exemple, encore aujourd’hui dans le Dandakaranya, les femmes ne sont pas autorisées à semer
les graines. Dans les réunions du Parti, les hommes approuvent que c’est injuste et cela devrait être supprimé. Mais dans la pratique, ils ne l’autorisent simplement pas. Donc le Parti a décidé
que les femmes allaient semer les graines sur les terres communes, qui appartiennent à la Janata Sarkar. Sur cette terre, elles sèment les graines, cultivent les légumes et construisent les
barrages de retenue. Une demi victoire, pas une entière.
Au fur et à mesure que la répression policière augmentait dans le Bastar, les femmes du KAMS sont devenues une force formidable et se rassemblent par centaines, parfois par milliers pour faire
physiquement face à la police. Le simple fait que le KAMS existe a changé radicalement les attitudes traditionnelles et a diminué beaucoup des formes traditionnelles de discrimination contre les
femmes. Pour de nombreuses jeunes femmes, rejoindre le Parti, en particulier la PLGA, est devenu une manière d’échapper à la suffocation de leur propre société. La Camarade Sushila, une ancienne
membre du KAMS parle de la rage de la Salwa Judum contre les femmes KAMS. Elle dit qu’un de leurs slogans était Hum Do Bibi layenge ! Layenge ! (Nous voulons avoir deux femmes ! Nous le voulons
!) Un grand nombre de viols et de mutilations sexuelles bestiales étaient dirigés contre les membres des KAMS. Beaucoup de jeunes femmes qui ont été témoins de cette sauvagerie ont alors rejoint
la PLGA et maintenant, les femmes constituent 45% de ses cadres. La Camarade Narmada envoie chercher certaines d’entre elles, qui nous rejoignent un moment plus tard.
La Camarade Rinki a les cheveux très courts. Un bob-cut comme ils disent en gondi. C’est courageux de sa part, parce qu’ici, ‘bob-cut’ signifie ‘maoïste’. Pour la police, c’est plus qu’assez
comme preuve pour justifier une exécution sommaire. Le village de la Camarade Rinki, Korma, a été attaqué par le Bataillon Naga et la Salwa Judum en 2005. A ce moment là, Rinki faisait partie de
la milice du village. Tout comme ses amies Lukki et Sukki, qui étaient également membres du KAMS. Après avoir brûlé le village, le Bataillon Naga a arrêté Lukki et Sukki et un autre fille, les
ont violées collectivement et les ont tuées. « Ils les ont violées sur l’herbe », dit Rinki, « mais quand ça a été fini, il ne restait plus d’herbe ». C’était il y a des années maintenant, le
Bataillon Naga est parti, mais la police vient toujours. « Ils viennent dès qu’ils ont besoin de femmes, ou de poulets ». Ajitha a aussi un bob-cut. La Judum est venue à Korseel, son village, et
a tué trois personnes en les noyant. Ajitha était avec la milice et a suivi la Judum à distance jusqu’à un endroit proche du village appelé Paral Nar Todak. Elle les a regardés violer six femmes
et tirer dans la gorge d’un homme.
La Camarade Laxmi, qui est une fille magnifique avec une longue tresse, me raconte qu’elle a regardé la Judum brûler trente maisons dans son village Jojar. « Nous n’avions pas d’armes alors »
dit-elle « nous ne pouvions rien faire d’autre que regarder ». Elle a rejoint la PLGA juste après. Laxmi était une des 150 guérilleros qui ont marché à travers la jungle durant trois mois et demi
en 2008, de Nayagarh dans l’Orissa, pour faire une descente dans un arsenal de la police où ils ont saisi 1.200 fusils et 2 millions de cartouches.
La Camarade Sumitra a rejoint la PLGA en 2004, avant que la Salwa Judum ne commence à tout saccager. Elle dit qu’elle l’a rejointe parce qu’elle voulait s’enfuir de sa maison. « Les femmes sont
contrôlées dans tous les sens » me dit-elle. « Dans notre village, les filles n’étaient pas autorisées à grimper dans les arbres et si elles le faisaient, elles devaient payer une amende de 500
roupies ou d’une poule. Si un homme frappe une femme et qu’elle le frappe en retour, elle doit donner une chèvre au village. Les hommes s’en vont ensemble dans les collines durant des mois pour
chasser. Les femmes ne sont pas autorisées à s’y rendre, la meilleure partie de la viande est pour les hommes. Les femmes ne peuvent pas manger d’œufs ». Une bonne raison pour rejoindre une armée
de guérilla ? Sumitra raconte l’histoire de deux de ses amies, Telam Parvati et Kamla qui travaillaient avec le KAMS. Telam Parvati venait du village de Polekaya dans le Bastar Sud. Comme tout le
monde là, elle a aussi regardé la Salwa Judum brûler son village. Elle a alors rejoint la PLGA et est allée travailler dans les Keshkal Ghats. En 2009, elle et Kamla venaient juste de terminer
d’organiser les célébrations de la journée des femmes du 8 mars dans la région. Elles étaient ensemble dans une petite hutte juste à l’extérieur d’un village appelé Vadgo. Durant la nuit, la
police a encerclé la hutte et a commencé à tirer. Kamla a risposté mais a été tuée. Parvati s’est échappée, mais a été retrouvée et tuée le jour suivant. C’est ce qui est arrivé l’an dernier lors
de la Journée des Femmes. Et voici un reportage d’un journal national à propos de la Journée des Femmes cette année.
Les rebelles du Bastar se battent pour les droits des femmes, Sahar Khan, Mail Today, Raipur, 7 mars 2010.
Le gouvernement peut avoir sorti le grand jeu pour combattre la menace maoïste dans le pays. Mais une section de rebelles du Chhattisgarh a des questions plus urgentes à régler que leur propre
survie. Avec l’imminence la Journée Internationale des Femmes, les maoïstes de la région du Bastar ont appelé à une semaine de ‘célébrations’ pour plaider en faveur les droits des femmes. Des
affiches ont également été apposées à Bijapur, dans le district de Bastar. L’appel de ces champions auto-proclamés des droits des femmes a ébahi la police. L’inspecteur général (IG) du Bastar
T.J. Longkumer a dit « Je n’ai jamais vu un tel appel venant des naxalites, qui ne croient qu’à la violence et au carnage ».
Et puis le reportage poursuit :
« Je pense que les maoïstes essayent de riposter à notre Jan Jagran Abhiyaan (campagne de sensibilisation de masse) très réussie. Nous avons commencé la campagne en cours avec l’objectif de
gagner un soutien populaire pour l’Opération Green Hunt, qui a été lancée par la police pour éradiquer les extrémistes d’extrême gauche » a dit l’IG.
Ce cocktail de méchanceté et d’ignorance n’est pas inhabituel. Gudsa Usendi, chroniqueur de l’actualité du Parti en sait plus à propos là-dessus que la plupart des gens. Son petit ordinateur et
son enregistreur MP3 sont remplis de déclarations de presse, de démentis, de corrections, de littérature du Parti, de listes des morts, de clips vidéos et audio et de matériel vidéo. « La pire
chose quand vous êtes un Gudsa Usendi » dit-il « est d’émettre des mises au point qui ne sont jamais publiées. Nous pourrions sortir un épais livre de nos mises au point non publiées, à propos
des mensonges qu’ils disent à propos de nous ». Il parle sans trace d’indignation, en fait avec un certain amusement.
« Quelle est l’accusation la plus ridicule que vous ayez eu a démentir ? »
Il réfléchi. « En 2007, nous avons dû sortir une déclaration disant « Nahi bhai, humney gai ko hathode say nahin mara » (Non frère, nous n’avons pas tué les vaches à coups de marteau). En 2007,
le Gouvernement Raman Singh a annoncé un Gai Yojana (plan vache), une promesse électorale, une vache pour chaque Adivasi. Un jour, les chaînes de télévision et les journaux ont rapporté que les
naxalites avaient attaqué un troupeau de vaches et les avaient matraquées à mort - avec des marteaux - parce qu’ils étaient anti-hindous, anti-BJP. On peut imaginer ce qui est arrivé. Nous avons
publié un démenti. Presque personne ne l’a reproduit. Plus tard, il s’est avéré que l’homme qui avait reçu les vaches pour les distribuer était une crapule. Il les a vendues et a dit que nous lui
avions tendu une embuscade et tué les vaches ».
Et la plus grave ?
« Oh, il y en a des douzaines. Ils mènent une campagne après tout. Quand la Salwa Judum a débuté, le premier jour, ils ont attaqué un village appelé Ambeli, l’ont brûlé et puis l’ensemble d’entre
eux, les SPO, le Bataillon Naga, la police, a bougé vers Kotrapal... vous devez avoir entendu parler de Kotrapal ? C’est un célèbre village qui a été brûlé 22 fois pour avoir refusé de capituler.
Quand la Judum a atteint Kotrapal, notre milice l’attendait. Ils avaient préparé une embuscade. Deux SPO sont morts. La milice en a capturé sept, le reste s’est enfui. Le lendemain, les journaux
ont rapporté que les naxalites avaient massacré de pauvres Adivasis. Certains ont dit que nous en avions tué des centaines. Même un magazine honorable tel que ‘Frontline’ a dit que nous avions
tué 18 adivasis innocents. Même K. Balagopal, le militant pour les droits humains, qui est habituellement méticuleux à propos des faits, a dit cela. Nous avons envoyé une mise au point. Personne
ne l’a publiée. Plus tard, dans son livre, Balagopal a reconnu son erreur ... Mais qui l’a noté ? »
J’ai demandé ce qui était arrivé aux sept personnes qui avaient été capturées.
« Le Comité Régional a appelé un Jan Adalat (Tribunal Populaire), 4.000 personnes y ont assisté. Ils ont écouté toute l’histoire. Deux des SPO ont été condamnés à mort. Cinq ont été avertis mais
pas punis. Le peuple a décidé. Même pour les indicateurs - ce qui est en train de devenir actuellement un problème énorme - les gens ont écouté l’affaire, les histoires et les confessions et ont
dit « Iska hum risk nahin le sakte » (Nous ne sommes pas prêts à prendre le risque de faire confiance à cette personne) ou « Iska risk hum lenge » (Nous sommes prêts à prendre le risque de faire
confiance à cette personne). La presse parle toujours des informateurs qui sont tués. Jamais des nombreux autres que nous laissons partir. Jamais des gens que ces informateurs ont tués. Donc,
tout le monde pense que c’est une procédure sanguinaire durant laquelle tout le monde est toujours tué. Il ne s’agit pas de vengeance, il en va de notre survie et de la sauvegarde de nos vies
futures. Bien sûr, il y a des problèmes, nous avons fait des erreurs terribles, nous avons même tué les mauvaises personnes dans nos embuscades, pensant que c’était des policiers, mais ce n’est
pas la façon dont c’est raconté dans les médias ».
Les redoutables ‘Tribunaux Populaires’. Comment pouvons-nous les accepter ? Ou approuver cette forme de justice sommaire ?
D’autre part, qu’en est-il des faux ‘combats’ mis en scène et autres - la pire forme de justice sommaire - qui rapportent aux policiers et aux soldats des médailles de bravoure, des récompenses
pécuniaires et des promotions de la part du gouvernement indien ? Plus ils tuent, plus ils sont récompensés. Ils sont appelés ‘Cœurs Vaillants’, ‘spécialistes des affrontements’. Nous sommes
appelés ‘anti-nationaux’, ceux d’entre nous qui osent les remettre en cause. Qu’en est-il de la Cour Suprême qui a admis avec impudence ne pas avoir assez de preuves pour condamner Mohammed Afzal
(accusé dans l’Attaque du Parlement en décembre 2001) à mort, mais l’a fait quand même, parce que ‘la conscience collective de la société ne sera satisfaite que si la peine capitale est infligée
au coupable’.
Au moins, dans l’affaire du Jan Adalat du Kotrapal, le collectif était physiquement présent pour prendre sa propre décision. Elle n’a pas été prise par des juges qui avaient perdu tout contact
avec la vie ordinaire il y a très longtemps, censés parler au nom d’un collectif absent.
Je me demande ce qu’aurait du faire la population de Kotrapal ? Aller chercher la police ?
Le son des tambours est devenu vraiment fort. C’est l’heure de Bhumkal. Nous marchons vers le terrain. Je peux difficilement en croire mes yeux. Il y a une mer de gens, la plupart sauvages et
beaux, vêtus des façons les plus fantaisistes et magnifiques. Les hommes semblent avoir beaucoup plus pris soin d’eux-mêmes que les femmes. Ils ont des coiffures à plumes et des tatouages peints
sur leur visage. Beaucoup ont les yeux maquillés et les visages poudrés en blanc. Il y a beaucoup de miliciens, de filles en saris de couleurs à couper le souffle avec des fusils suspendus
négligemment à l’épaule. Il y a des vieux, des enfants et des arcs de guirlandes rouges à travers le ciel.
Le soleil est haut et vif. Le Camarade Leng parle. Ainsi que plusieurs dirigeants des diverses Janatana Srakars. La Camarade Niti, une femme extraordinaire qui est au Parti depuis 1997, est une
telle menace pour la nation, qu’en janvier 2007, plus de 700 policiers ont encerclé le village d’Innar parce qu’ils avaient entendu qu’elle était là. La Camarade Niti est considérée comme
tellement dangereuse, et est chassée avec un tel désespoir, pas parce qu’elle a mené de nombreuses embuscades (ce qu’elle a fait), mais parce qu’elle est une femme adivasi aimée par les gens dans
le village et est une réelle inspiration pour les jeunes. Elle parle avec son AK à l’épaule. (C’est un fusil qui a une histoire. Le fusil de pratiquement chacun a une histoire : à qui il a été
saisi, comment, et par qui)
Une troupe CNM présente une pièce à propos du soulèvement de Bhumkal. Les méchants colonialistes blancs portent des chapeaux et des cheveux de paille dorée, et tyrannisent et frappent les
adivasis comme plâtre - entraînant un délice sans fin dans le public. Une autre troupe venant du Gangalaur Sud présente un spectacle appelé Nitir Judum Pito (Histoire de la Chasse Sanguinaire).
Joori traduit pour moi. C’est l’histoire de deux vieilles personnes qui s’en vont à la recherche du village de leur fille. Alors qu’ils marchent à travers la forêt, ils se perdent parce que tout
est brûlé et méconnaissable. La Salwa Judum a même brûlé les tambours et les instruments de musique. Il n’y a pas de cendres parce qu’il a plu. Ils ne peuvent pas trouver leur fille. Dans son
chagrin, le vieux couple commence à chanter, et les entendant, la voix de leur fille venant des ruines leur chante en retour : le bruit de notre village a été réduit au silence, chant-t-elle. Il
n’y a plus de de bruit du battage de riz, plus de rires. Plus d’oiseaux, plus de chèvres qui bêlent. La corde tendue de notre bonheur a été cassée net.
Son père chante en retour : Ma fille magnifique, ne pleure pas aujourd’hui. Tous ceux qui naissent doivent mourir. Ces arbres autour de nous tomberons, les fleurs fleuriront et se flétriront, un
jour ce monde vieillira. Mais pour qui mourons-nous ? Un jour, nos pillards apprendront, un jour la Vérité l’emportera, mais notre peuple ne t’oubliera jamais, pour des milliers d’années.
Quelques discours supplémentaires. Puis les tambours et des danses commencent. Chaque Janatana Sarkar a sa propre troupe. Chaque troupe a préparé sa propre danse. Elles arrivent une par une, avec
d’énormes tambours et elles dansent des histoires sauvages. Le seul personnage que toutes les troupes ont en commun est Bad Mining Man, avec un casque et des lunettes sombres, qui fume
habituellement une cigarette. Mais il n’y a rien de rigide ou de mécanique dans leurs danses. Tandis qu’elles dansent, la poussière s’élève. Le son des tambours devient assourdissant. Petit à
petit, la foule commence à se balancer. Et puis elle se met à danser. Ils dansent en petite lignes de six ou sept, les hommes séparés des femmes, avec leur bras autour de la taille l’un de
l’autre. Des milliers de gens. C’est pour cela qu’ils sont venus. Pour ça. On prend la joie très au sérieux ici, dans la forêt de Dandakaranya. Les gens marcheront des kilomètres, durant des
jours ensemble pour fêter et chanter, pour mettre des plumes dans leurs turbans et des fleurs dans leurs cheveux, pour se serrer l’un l’autre dans les bras et boire la mahua [25] et danser toute
la nuit. Personne ne chante ou ne danse tout seul. Ceci, plus que tout le reste, est le signe du défi qu’ils lancent à une civilisation qui cherche à les anéantir.
Je ne peux pas croire que tout ceci se déroule sous le nez de la police. En plein milieu de l’Opération Green Hunt.
D’abord, les camarades de la PLGA regardent les danseurs, se tenant sur les côtés, avec leurs fusils. Mais ensuite, un par un, comme des canards qui ne peuvent pas supporter de rester sur le bord
et regarder les autres canards nager, ils entrent à leur tour dans la danse. Bientôt, il y a des lignes de danseurs vert olive, tourbillonnant avec toutes les autres couleurs. Et puis, alors que
des sœurs et des frères, des parents et des enfants et des amis, qui ne se sont pas rencontrés depuis des mois, parfois des années, se rencontrent, les lignes se brisent et se reforment et le
vert olive s’éparpille parmi les saris tourbillonnants et les fleurs, les tambours et les turbans. C’est sûrement une Armée Populaire. Pour l’instant, du moins. Et ce que le Président Mao a dit à
propos des guérilleros qui sont le poisson, et la population l’eau dans laquelle ils nagent est, à ce moment, littéralement vrai.
Le Président Mao. Il est ici aussi. Un peu solitaire peut-être, mais présent. Il y a une photo de lui, sur un écran en toile rouge. Marx aussi. Et Charu Majumdar, le fondateur et le théoricien en
chef du mouvement naxalite. Sa rhétorique acerbe fétichise la violence, le sang et le martyre, et emploie souvent un langage tellement dru qu’il est presque génocidaire. Debout ici, le jour de
Bhumkal, je ne peux m’empêcher de penser que son analyse, si vitale pour la structure de cette révolution, est si éloignée de son émotion et de sa texture. Quand il a dit que seule ‘une campagne
d’anéantissement’ pourrait produire ‘l’homme nouveau qui défiera la mort et sera libre de toute pensée d’intérêt personnel’ - aurait-il pu imaginer que ce peuple ancien, dansant dans la nuit,
serait celui sur les épaules duquel reposeraient ses rêves.
Cela rend un mauvais service à tout ce qui se déroule ici que la seule chose qui semble aller vers le monde extérieur est la rhétorique rigide et inflexible des idéologues d’un parti qui a évolué
par rapport à son histoire problématique. Quand Charu Mazumdar a dit cette phrase célèbre « Le Président de la Chine est notre Président et le Chemin de la Chine est notre Chemin », il était prêt
à l’étendre juqu’au point où les naxalites sont restés silencieux pendant que le général Yahya Khan a commis un génocide dans l’est du Pakistan (Bengladesh) parce qu’à ce moment, la Chine était
un allié du Pakistan.
Il y avait le silence aussi sur le Khmers Rouges et leurs champs de la mort au Cambodge. Il y avait eu le silence sur les excès énormes des Révolutions chinoise et russe. Silence sur le Tibet. Au
sein du mouvement naxalite aussi, il y a eu des excès violents et nombre de choses qu’ils ont faites sont impossible à défendre. Mais on peut comparer tout ce qu’ils ont fait avec les
réalisations sordides du Congrès et du BJP au Bunjab, au Cachemire, à Delhi, à Mumbai, dans le Gujarat,... Et cependant, malgré ces contradictions terrifiantes, Charu Mazumdar était un
visionnaire dans beaucoup de ce qu’il a dit et écrit. Le parti qu’il a créé (et ses nombreux groupes dissidents) a gardé présent et réel le rêve de la Révolution en Inde. Imaginez une société
sans ce rêve. Rien que pour ça, nous ne pouvons pas le juger trop sévèrement. Particulièrement pas pendant que nous nous emmaillotons nous-mêmes dans l’hypocrisie pieuse de Gandhi à propos de la
supériorité de la ‘manière non violente’ et sa notion de curatelle. « L’homme riche gardera la possession de sa richesse, dont il utilisera ce dont il a nécessairement besoin pour ses besoins
personnelles et agira en tant que fiduciaire pour que le reste soit utilisé pour le bien de la société ». Comme il est étrange cependant, que les tsars contemporains de l’establishment indien -
l’Etat qui a écrasé les naxalites si impitoyablement - doivent maintenant dire ce que Charu Mazumdar a dit il y a si longtemps : le chemin de la Chine est notre chemin.
A l’envers, la tête en bas.
Le chemin de la Chine a changé. La Chine est devenue une puissance impériale maintenant, pratiquant la prédation des ressources d’autres pays et d’autres peuples. Mais le Parti a toujours raison,
simplement, le Parti a changé d’avis.
Quand le Parti est un prétendant (comme il l’est maintenant dans le Dandakaranya) courtisant la population, attentif à chacun de ses besoins, alors il est sincèrement un Parti Populaire, son
armée authentiquement une Armée Populaire. Mais après la Révolution, cette histoire d’amour peut si facilement se transformer en mariage amer. L’Armée Populaire peut se retourner sur le peuple si
facilement. Aujourd’hui, dans le Dandakaranya, le Parti veut que la bauxite reste dans les montagnes. Demain, changera-t-il d’avis ? Mais pouvons-nous, devons-nous laisser les inquiétudes à
propos du futur nous immobiliser pour le présent ?
Les danses continueront toute la nuit. Je retourne en marchant au camp. Maase est là, réveillée. Nous discutons tard dans la nuit. Je lui donne mon exemplaire des ‘Neruda’s Captain’s Verses (Vers
du Capitaine Neruda) (Je l’avais emporté, juste au cas où). Elle demande encore et encore « Que pensent-ils de nous à l’extérieur ? Que disent les étudiants ? Raconte-moi le mouvement des femmes,
quelles sont les grandes questions maintenant ? » Elle me pose des questions sur moi, mes écrits. J’essaye de lui donner un compte-rendu honnête de mon chaos. Puis, elle commence à me parler
d’elle, de comment elle a rejoint le Parti. Elle me raconte que son partenaire a été tué en mai dernier, dans un faux combat. Il a été arrêté à Nashik et emmené à Warangal pour être tué. « Ils
doivent l’avoir sérieusement torturé ». Elle était en route pour aller le retrouver quand elle a entendu qu’il avait été arrêté. Elle est restée dans la forêt depuis lors. Après un long silence,
elle me raconte qu’elle a été mariée une fois avant, il y a des années. « Il a aussi été tué dans un combat » dit-elle et ajoute cette précision à briser le cœur « mais dans un vrai ».
Je suis couchée éveillée sur mon jhilli, pensant à la tristesse prolongée de Maase, écoutant les tambours et les sons de la joie prolongée sur le terrain et réfléchissant à l’idée de Charu
Mazumdar de guerre prolongée, précepte central du Parti maoïste. C’est ce qui fait que les gens pensent que l’offre d’entrer dans des ‘dialogues de paix’ des maoïstes est un canular, une ruse
pour obtenir un répit pour se regrouper, se ré-armer et retourner mener la guerre prolongée ? Qu’est-ce que la guerre prolongée ? Est-ce une chose terrible en soi, ou dépend-elle de la nature de
la guerre ? Qu’en serait-il des gens ici dans le Dandakaranya s’ils n’avaient pas mené leur guerre prolongée ces trente dernières années, où en seraient-ils maintenant ?
Et les maoïstes sont-ils les seuls à croire à la guerre prolongée ? Pratiquement dès le moment où l’Inde est devenue une nation souveraine, elle s’est transformée en puissance coloniale, annexant
des territoires, menant la guerre. Elle n’a jamais hésité à faire usage des interventions militaires pour aborder les problèmes politiques - Cachemire, Hyderabad, Goa, Nagaland, Manipur,
Telengana, Assam, Punjab, le soulèvement naxalite au Bengale occidental, Bihar, Andhra Pradesh et maintenant à travers les régions tribales de l’Inde centrale. Des dizaines de milliers de
personnes ont été tuées impunément, des centaines de milliers torturées. Tout ceci derrière le masque bienveillant de la démocratie. Contre qui ces guerres sont-elles menées ? Contre les
musulmans, les chrétiens, les sikhs, les communistes, les dalits, les tribaux et plus que tout contre les pauvres qui osent interroger leur sort au lieu d’accepter les miettes qui leur sont
lancées. Il est difficile de ne pas voir l’Etat indien comme étant essentiellement un Etat hindou de caste supérieure (sans tenir compte de quel parti est au pouvoir) qui entretient une hostilité
réfléchie vis à vis de ‘l’autre’. Quelqu’un qui, sur un véritable mode colonial, envoie les Nagas et les Mizos pour se battre dans le Chhattisgarh, les Sikhs dans le Cachemire, les Cachemiris
dans l’Orissa, les Tamilians dans l’Assam, etc. Si cela n’est pas la guerre prolongée, qu’est-ce donc ?
Pensées déplaisantes durant une nuit étoilée magnifique. Sukhdev se sourit à lui-même, son visage éclairé par son écran d’ordinateur. C’est un bourreau de travail. Je lui demande ce qu’il y a de
drôle. « J’étais en train de penser aux journalistes qui étaient venus l’an dernier aux célébrations de Bhumkal. Ils sont venu un jour ou deux. L’un d’eux a posé avec mon AK, s’est fait
photographié et puis est reparti et nous a appelé Machines à Tuer ou quelque chose comme ça ». Les danses ne se sont pas arrêtées et il fait jour. Les lignes continuent encore, des centaines de
jeunes gens dansent encore. « Ils ne s’arrêteront pas » dit le Camarade Raju « pas avant que nous commencions à plier bagages ».
Sur le terrain, je cours vers le Camarade Docteur. Il a fait fonctionner un petit camp médical au bord de la piste de danse. J’ai envie d’embrasser ses grosses joues. Pourquoi ne peut-il pas être
au moins trente personnes au lieu d’une ? Pourquoi ne peut-il pas être des milliers de gens ? Je lui demande à quoi elle ressemble, la santé du Dandakaranya. Sa réponse me glace le sang. La
plupart des gens qu’il a vu, dit-il, y compris ceux de la PLGA, ont un taux d’hémoglobine entre 5 et 6 (alors que le taux standard des femmes indiennes est de 11). Il y a la tuberculose, causée
par plus de deux années d’anémie chronique. Les jeunes enfants souffrent d’une malnutrition protéino-énergétique au stade deux, appelée en termes médicaux Kwashiorkor (Je l’ai cherché plus tard.
C’est un mot dérivé du langage Ga de la région côtière du Ghana et qui signifie ‘la maladie que l’enfant attrape quand le nouveau bébé arrive’. En fait, le précédent bébé ne reçoit plus le lait
maternel, et il n’y a pas assez d’aliments pour fournir sa nutrition). C’est une épidémie ici, comme au Biafra, dit le Camarade Docteur. « J’ai travaillé dans des villages avant, mais je n’ai
jamais rien vu de tel ».
A côté de cela, il y a la malaria, l’ostéoporose, le ver solitaire, de graves infections de l’oreille et des dents et l’aménorrhée précoce - ce qui arrive quand la malnutrition durant la puberté
entraîne la disparition du cycle menstruel de la femme, ou fait qu’il ne se déclenche pas du tout. « Il n’y a aucune clinique dans cette forêt, excepté une ou deux à Gadchiroli. Aucun médecin.
Aucun médicament ».
Il part maintenant, avec sa petite équipe, pour un trek de huit jours jusqu’à Abhujmad. Il est en ‘habit’ aussi, le Camarade Docteur. Donc, s’ils le trouvent, ils le tueront.
Le Camarade Raju dit qu’il n’est pas sûr de continuer à camper ici. Nous devons bouger. Quitter Bhumkal implique beaucoup d’adieux étalés dans le temps.
- Lal lal salaam, Lal lal salaam.
- Jaane waley Sathiyon ko Lal Lal Salaam (Salut Rouge aux camarades sur le départ)
- Phir milenge, Phir milenge
- Dandakaranya jungle mein phir milenge(Nous nous reverrons, un jour, dans la jungle de Dandakaranya)
La cérémonie d’arrivée et de départ ne sont jamais prises à la légère, parce que tout le monde sait que quand on dit « nous nous reverrons encore », on veut en fait dire « nous pourrions ne
jamais nous revoir ». La Camarade Narmada, la Camarade Maase et la Camarade Roopi prennent des chemins séparés. Les reverrai-je jamais ?
Donc une fois encore, nous marchons. Il fait plus chaud chaque jour. Kamla cueille le premier fruit de tendu pour moi. Il a un goût de chikoo. Je suis devenue mordue du tamarin. Cette fois, nous
campons près d’un ruisseau. Les femmes et les hommes se lavent tour à tour en équipes. Durant la soirée, la Camarade Raju reçoit un paquet entier de ‘biscuits’. Nouvelles :
- 60 personnes arrêtées dans la Division de Manpur à la fin de janvier 2010 n’ont toujours pas comparu au Tribunal.
- D’énormes contingents de police sont arrivés dans le Bastar Sud. Des attaques au hasard ont lieu.
- Le 8 novembre 2009, dans le village de Kachlaram, Bijapur Jila, Dirko Madka (60 ans) et Kovasi Suklu (68) ont été tués.
- Le 24 novembre, Madavi Baman (15) a été tué dans le village de Pangodi.
- Le 3 décembre, Madavi Budram de Korenjad également tué.
- Le 11 décembre, village de Gumiapal, Division de Darba, 7 personnes tuées (noms encore à venir).
- Le 15 décembre, village de Kotrapal, Veko Sombar et Madavi Matti (tous les deux des KAMS) tués.
- Le 30 décembre, village de Vechapal, Poonem Pandu et Poonem Motu (père et fils) tués.
- En janvier 2010 (date inconnue), Chef de la Janatana Sarkar du village de Kaika, Gangalaur tué.
- Le 9 janvier, 4 personnes tuées dans le village de Surpangooden, Région de Jagargonda.
- Le 10 janvier, 3 personnes tuées dans le village de Pullem Pulladi (pas encore de noms).
- Le 25 janvier, 7 personnes tuées dans le village de Takilod, Région d’Indrivadi.
- Le 10 février (Jour de Bhumkal) Kumli violée et tuée dans le village de Dumnaar, Abhujmad. Elle venait d’un village appelé Paiver.
- 2.000 hommes de troupe de la Indo Tibetan Border Patrol (ITBP - Patrouille Frontalière Indo-Tibétaine) sont campés dans les forêts de Rajnandgaan.
- 5.000 hommes supplémentaires de la BSF sont arrivés à Kanker.
Et puis :
- Quota PLGA rempli
Quelques journaux anciens sont également arrivés. Il y a beaucoup de presse à propos des naxalites. Un titre perçant résume parfaitement le climat politique : Khadedo, Maaro, Samarpan Karao
(Eliminer, Tuer, Les faire Capituler). En dessous de ça : Varta ke liye loktantra ka dwar khula hai (La porte de la démocratie est toujours ouverte aux discussions). Un deuxième dit que les
maoïstes font pousser du cannabis pour se faire de l’argent. L’éditorial du troisième dit que la région dans laquelle nous avons campé et marché est totalement sous contrôle policier.
Les jeunes communistes prennent les extraits pour s’entraîner à lire. Ils marchent autour du camp en lisant très haut les articles anti-maoïstes avec des voix de présentateurs radio. Nouveau
jour. Nouveau lieu. Nous sommes stationnés dans la banlieue du village d’Usir, sous d’énormes arbres mahua. Le mahua vient juste de commencer à fleurir et laisse tomber ses pâles fleurs vertes
comme des bijoux sur le sol de la forêt. L’air est baigné de son odeur légèrement capiteuse. Nous attendons les enfants de l’école de Bhatpal qui a été fermée après le ‘combat’ d’Ongaar. Elle a
été transformée en camp de police. Les enfants ont été renvoyés chez eux. Ceci est aussi vrai pour les écoles de Nelwad, Moojmetta, Edka, Vedomakot et Dhanora.
Les enfants de l’école de Bhatpal ne se montrent pas.
La Camarade Niti (la plus recherchée) et le Camarade Vinod nous mènent dans une longue marche pour voir les séries de structures pour récolter l’eau et les étangs d’irrigation qui ont été
construits par la Janatana Sarkar locale. La Camarade Niti parle de l’éventail des problèmes agricoles qu’ils doivent gérer. Seuls 2% de la terre sont irrigués. A Abhujmad, le labour était
impensable jusqu’à il y a 10 ans. D’autre par, à Gadricholi, les graines hybrides et les pesticides chimiques font tout doucement leur chemin. « Nous avons besoin de gens qui connaissent les
graines, les pesticides organiques, la permaculture. Avec un peu d’aide, nous pourrions faire beaucoup ».
Le Camarade Ramu est le fermier en charge de la région de la Janatana Sarkar. Il nous montre fièrement les champs, où ils cultivent le riz, l’aubergine, le gongura, l’oignon, le chou-rave. Puis
avec la même fierté, un étang d’irrigation énorme, mais totalement sec. Qu’est-ce que c’est ? « Celui-ci n’a même pas d’eau durant la saison des pluies. Il est creusé au mauvais endroit » dit-il,
un sourire enveloppant son visage, « ce n’est pas le nôtre, il a été creusé par la Lotti Sarkar » (Le Gouvernement qui Pille). Il y a deux systèmes de gouvernement parallèles ici, Janatana Sarkar
et Looti Sarkar. Je pense à ce que le Camarade Venu m’a dit : Ils veulent nous écraser, pas seulement à cause des minéraux, mais parce que nous proposons un modèle alternatif au monde.
Cette idée de Gram Swaraj avec un fusil n’est pas encore une alternative. Il y a trop de famine, trop de maladie ici. Mais elle a certainement créé les possibilités pour une alternative. Pas pour
le monde entier, pas pour l’Alaska, ou New Delhi, ou même peut-être pour l’ensemble du Chhattisgarh, mais pour lui-même. Pour Dandakaranya. C’est le secret le mieux gardé du monde. Elle a posé
les fondations pour une alternative à sa propre extermination. Elle a défié l’histoire. Contre toute attente, elle a forgé un projet pour sa propre survie. Elle a besoin d’aide et d’imagination,
elle a besoin de docteurs, de profs, de fermiers. Elle n’a pas besoin de guerre.
Mais si la guerre est tout ce qu’elle reçoit, elle combattra en retour.
Durant les quelques jours qui suivent, je rencontre des femmes qui travaillent avec les KAMS, divers dirigeants des Janatana Sarkars, des membres du Dandakaranya Adivasi Kisan Mazdoor Sangathan
DAKMS, les familles de personnes qui ont été tuées et simplement des gens ordinaires qui essayent de faire face à la vie en ces temps terrifiants.
J’ai rencontré trois sœurs, Sukhiyari, Sukdai et Sukkali, pas jeunes, peut-être dans la quarantaine, du district de Narainpur. Elles sont dans le KAMS depuis douze ans. Les villageois dépendent
d’elles pour s’arranger avec la police. « La police vient en groupes de 200 ou 300. Ils volent tout, les bijoux, les poulets, les cochons, les casseroles et les poêles, les arcs et les flèches »
dit Sukkali « ils ne laisseraient même pas un couteau ». Sa maison à Innar a été brûlée deux fois, une fois par le Bataillon Naga et une fois par le CRPF . Sukhiary a été arrêtée et
emprisonnée à Jagdalpur durant sept mois.
« Un jour, ils ont emmené l’ensemble du village, en disant que les hommes étaient des naxalites ». Sukhiari a suivi avec toutes les femmes et les enfants. Ils ont cerné le commissariat et ont
refusé de partir jusqu’à ce que les hommes soient libérés. « A chaque fois qu’ils emmènent quelqu’un » dit Sukdai « il faut y aller immédiatement et le reprendre. Avant qu’ils n’écrivent un
quelconque rapport. Une fois qu’ils écrivent dans leur livre, cela devient très difficile ».
Sukhiari qui enfant, a été enlevée et mariée de force à un homme plus âgé (elle s’est enfuie et est allée vivre avec sa sœur), organise maintenant des rassemblements de masse, parle à des
meetings. Les hommes dépendent d’elle pour leur protection. Je lui ai demandé ce que le Parti signifie pour elle. « Naxalvaad ka matlab humaara Parivaar (Naxalvaad signifie notre famille). Quand
nous entendons parler d’une attaque, c’est comme si c’était notre famille qui avait été blessée » dit Sukhiari.
Je lui ai demandé si elle savait qui est Mao. Elle a souri timidement. « C’était un dirigeant. Nous travaillons pour sa vision ».
J’ai rencontré la Camarade Somari Gawdi. Vingt ans, et elle a déjà purgé une peine de deux ans de prison à Jagdalpur.
Elle était dans le village d’Innar le 8 janvier 2007, le jour où 740 policiers ont disposé un cordon autour du village parce qu’ils avaient l’information que la Camarade Niti s’y trouvait. (Elle
y était, mais l’avait quitté au moment où ils sont arrivés). Mais la milice du village, dont Somari était membre, était toujours là. La police a ouvert le feu à l’aube. Ils ont tué deux garçons,
Suklal Gawdi et Kachroo Gota. Puis, ils en ont attrapé trois autres, deux garçons, Dusri Salam et Ranai, et Somari. Dusri et Ranai ont été attachés et abattus. Somari a été battue jusqu’à deux
doigts de la mort. La police s’est procurée un tracteur avec une remorque et y a chargé les corps morts. Ils ont fait asseoir Somari avec les corps et l’ont emmenée à Narayanpur.
J’ai rencontré Chamri, la mère du Camarade Dilip qui a été abattu le 6 juillet 2009. Elle dit qu’après l’avoir tué, la police a attaché le corps de son fils à un piquet, comme un animal, et l’ont
transporté avec eux. (Ils doivent présenter les corps pour recevoir leurs récompenses en argent, avant que quelqu’un d’autre ne vienne revendiquer l’assassinat). Chamri a couru derrière eux toute
la route jusqu’au commissariat. Au moment où ils l’ont atteint, il n’y avait plus une bribe de vêtements sur le corps. Sur le chemin, dit Chamri, ils ont laissé le corps le long de la route
pendant qu’ils s’arrêtaient dans un dhaba pour prendre le thé et des biscuits (pour lesquels ils n’ont pas payé). Imaginez cette mère un instant, suivant le cadavre de son fils à travers la
forêt, s’arrêtant à distance pour attendre que ses meurtriers aient fini de prendre le thé. Ils ne l’ont pas laissée récupérer le corps de son fils afin qu’elle puisse lui donner des funérailles
convenables. Ils l’ont seulement laissée jeter une poignée de terre dans le trou dans lequel ils avaient enterré les autres personnes qu’ils avaient tuées ce jour-là. Chamri dit qu’elle veut une
vengeance. Badla ku badla. Sang pour sang.
J’ai rencontré les membres élus de la Janatana Sarkar de Marskola, qui administre six villages. Ils ont décrit une descente de police : Ils viennent la nuit, 300, 400, parfois 1.000 d’entre eux.
Ils disposent un cordon autour d’un village et guettent. A l’aube, ils attrapent les premières personnes qui sortent pour aller aux champs et les utilisent comme boucliers humains pour entrer
dans le village, pour qu’elles leur montrent où sont les pièges. ‘Booby traps’ (objets piégés) est devenu un mot Gondi. Tout le monde sourit chaque fois qu’il est prononcé. La forêt est pleine de
pièges, de vrais et de faux (même la PLGA doit être guidée dans les villages). Une fois que la police entre dans le village, ils pillent, volent et brûlent les maisons. Ils viennent avec des
chiens. Les chiens attrapent ceux qui tentent de s’enfuir. Ils poursuivent les poulets et les cochons et la police les tue et les emmène dans des sacs. Les SPO viennent avec la police. Ce sont
eux qui savent où les gens cachent leur argent et leurs bijoux. Ils attrapent les gens et les emmènent. Ils leur arrachent de l’argent avant de les libérer. Ils transportent toujours quelques
‘habits’ naxals en plus avec eux, dans le cas où ils trouvent quelqu’un à tuer. Ils reçoivent plus d’argent pour tuer les naxals, donc ils en fabriquent. Les villageois sont trop effrayés pour
rester à la maison.
Dans cette forêt apparemment tranquille, la vie semble maintenant complètement militarisée. Les gens connaissent des mots tels que Bouclage et Ratissage, Fusillade, Progression, Retraite,
Abattre, Action ! Pour faire leur récolte, ils ont besoin que la PLGA fasse une patrouille de sentinelles. Aller au marché est une opération militaire. Les marchés sont remplis de mukhbirs
(informateurs) que la police a attirés depuis leur village avec de l’argent (1.500 roupies par mois). On me dit qu’il y a une mukhbir mohallah - colonie d’informateurs - à Narayanpur où se
trouvent au moins 4000 mukhbirs. Les hommes ne peuvent plus aller au marché. Les femmes y vont, mais elles sont surveillées de près. Si elles achètent régulièrement un petit extra, la police les
accuse de l’acheter pour les naxals. Les pharmaciens ont des instructions pour ne pas laisser les gens acheter des médicaments excepté en très petites quantités. Les rations à bas prix du Public
Distribution System (PDS - Système de Distribution Publique), le sucre, le riz, le kérosène sont entreposés dans ou près des commissariats, rendant impossible leur achat pour la plupart des gens.
Selon l’article 2 de la Convention des Nations Unies sur la Prévention et la Répression du Crime et du Génocide : Le génocide s’entend de l’un des quelconque des actes ci-après, commis avec
l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de
membres du groupe ; soumission intentionnelle au groupe de conditions d’existence entraînant sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du
groupe : (ou) transfert d’enfants du groupe à un autre groupe.
Toutes les marches semblent avoir eu raison de moi. Je suis fatiguée. Kamla me trouve une casserole d’eau chaude. Je me baigne derrière un arbre dans le noir. Mais je ne peux pas manger le souper
et je me traîne dans mon sac pour dormir. Le Camarade Raju annonce que nous devons bouger.
Ceci arrive fréquemment bien sûr, mais ce soir, c’est difficile. Nous campions dans un champ ouvert. Nous avions entendu des bombardements au loin. Nous sommes 104. Une fois encore, une file
indienne à travers la nuit. L’odeur de quelque chose comme de la lavande. Il devait être 11 heures passées quand nous sommes arrivés à l’endroit où nous allions passer la nuit. Un affleurement de
pierres. Formation. Appel. Quelqu’un allume la radio. La BBC dit qu’il y a eu une attaque sur un camp des Eastern Frontier Rifles (Fusils de la Frontière Orientale) à Lalgarh dans le Bengale
occidental. 60 maoïstes sur des motos. 14 policiers tués. 10 disparus. Armes saisies. Il y a un murmure de plaisir dans les rangs. Le dirigeant maoïste Kishenji est interviewé. Quand
cesserez-vous cette violence et viendrez-vous pour discuter ? Quand l’Opération Green Hunt sera annulée. N’importe quand. Dites à Chidambaram que nous discuterons. Question suivante : il fait
noir maintenant, vous avez posé des mines terrestres, des renforts ont été appelés, les attaquerez-vous aussi ? Kishenji : Oui bien sûr, sinon le peuple me battra. Il y a des rires dans les
rangs. Sukhdev le clarificateur dit, « Ils disent toujours mines terrestres. Nous n’utilisons pas de mines terrestres. Nous utilisons des IED [26] ».
Une autre suite luxueuse dans un hôtel 1000 étoiles. Je me sens malade. Il commence à pleuvoir. Il y a de petits gloussements. Kamla me lance un jhilli. Qu’ai-je besoin de plus ? Tous les autres
s’enroulent dans leurs jhillis.
Le lendemain matin, le décompte des morts est monté à 21, 10 disparus. Le Camarade Raju est prévenant ce matin. Nous ne bougeons pas avant le soir.
Une nuit, les gens sont amassés comme des papillons de nuit autour d’un point de lumière. C’est le petit ordinateur du Camarade Sukhdev, alimenté par un panneau solaire, et ils regardent Mother
India [27] les silhouettes des canons de leurs fusils se détachant sur le fond du ciel. Kamla ne semble pas intéressée. Je lui demande si elle aime les films. « Nhai didi. Sirf ambush video »
(Non didi. Uniquement des vidéos d’embuscades). Plus tard, je demande au Camarade Sukhdev ce qu’il en est des vidéos d’embuscades. Sans un clignement de paupière, il m’en montre une.
Elle commence par des vues du Dandakaranya, rivières, cascades, gros plan d’une branche d’arbre nue, le cri d’un oiseau. Puis soudainement, un camarade bidouille les fils d’un IED , le
cachant avec des feuilles sèches. Un cortège de motos explose. Il y a des corps mutilés et des motos qui brûlent. Les armes sont saisies. Trois policiers, sous le choc, ont été ligotés.
Qui filme ? Qui dirige les opérations ? Qui rassure les policiers capturés, qu’ils seront relâchés s’ils se rendent ? (Ils ont été libérés, j’en ai eu la confirmation plus tard).
Je connais cette douce voix rassurante. C’est le Camarade Venu. « C’est l’embuscade de Kudur » dit le Camarade Sukhdev.
Il a également l’archive vidéo de villages brûlés, les témoignages de témoins visuels et de parents des morts. Sur le mur roussi d’une maison brûlée, il est écrit ‘Nagaaa ! Né pour Tuer !’ Il y a
des séquences du petit garçons dont les doigts ont été coupés pour inaugurer le chapitre Bastar de l’Opération Green Hunt. (Il y a même une interview télé de moi. Mon bureau. Mes livres.
Etrange)
Durant la nuit, à la radio, il y a des nouvelles d’une autre attaque naxale. Celle-ci à Jamui, Bihar. Elles disent que 125 maoïstes ont attaqué un village et tué dix personnes appartenant à la
tribu Kora en représailles d’information donnée à la police ayant entraîné la mort de six maoïstes. Bien sûr, nous savons que le reportage peut être vrai, ou pas. Mais si c’est vrai, celle-ci est
impardonnable. Les Camarade Raju et Sukhdev ont l’air nettement mal à l’aise.
Les nouvelles qui sont venues du Jharkhand et du Bihar sont inquiétantes. L’horrible décapitation du policier Francis Induvar reste fraîche dans tous les esprits [28]. C’est un rappel de la
facilité avec laquelle la discipline de la lutte armée peut se dissoudre en actes grossiers de violence criminalisée ou en laides guerres d’identités entre les castes, les communautés et les
groupes religieux. En institutionnalisant l’injustice comme il le fait, l’Etat indien a transformé ce pays en une poudrière de troubles massifs. Le gouvernement se trompe complètement s’il pense
qu’en effectuant des ‘assassinats ciblés’ pour ‘décapiter’ le CPI(Maoïste), il arrêtera la violence. Au contraire, la violence se répandra et s’intensifiera, et le gouvernement n’aura personne à
qui parler.
Durant mes quelques derniers jours, nous serpentons à travers la luxuriante et magnifique vallée d’Indravati. Comme nous marchons le long d’un flanc de colline, nous voyons une autre file de gens
marchant dans la même direction, mais de l’autre côté de la rivière. On me dit qu’ils sont en route pour la réunion anti-barrage du village de Kudur. Ce ne sont pas des clandestins, mais ils ne
sont pas armés. Un rassemblement local pour la vallée. J’ai sauté dans une barque et les ai rejoints. Le barrage de Bodhghat submergera la totalité de la région dans laquelle nous avons marché
durant des jours. Toute cette forêt, toute cette histoire, toutes ces histoires. Plus de cent villages. Est-ce donc ça le plan ? De noyer les gens comme des rats, afin que l’aciérie intégrée à
Lohandiguda et la mine de bauxite et la raffinerie d’aluminium des Keshkal Ghats puissent avoir la rivière ?
A la réunion, des gens qui sont venus de loin, disent la même chose que ce que nous entendons depuis des années. Nous nous noierons, mais nous ne bougerons pas ! Ils sont ravis que quelqu’un de
Delhi soit avec eux. Je leur dit que Delhi est une ville cruelle qui ne les connaît pas et ne s’intéresse pas à eux.
Juste quelques semaines avant de venir à Dandakaranya, j’ai visité Gujarat. Le barrage Sardar Sarovar est plus ou moins achevé maintenant. Et pratiquement chaque chose que le Narmade Bachao
Andolan (NBA) avait prédit s’est produit. Les gens qui ont été déplacés n’ont pas été réinsérés, mais cela va sans dire. Les canaux n’ont pas été construits. Il n’y a pas d’argent. Donc l’eau de
Narmada est détournée vers le lit vide de la Sabarmadi (sur laquelle on a fait un barrage il y a longtemps). Une grande partie de l’eau est lampée par les villes et la grande industrie. Les
effets en aval - l’entrée d’eau salée dans un estuaire sans rivière - deviennent impossibles à atténuer.
Il fut un temps où croire que les grands barrages étaient ‘les temples de l’Inde Moderne’ était peu judicieux, mais peut-être compréhensible. Mais aujourd’hui, après tout ce qui s’est passé, et
alors que nous savons tout ce que nous faisons, il doit être dit que les grands barrages sont un crime contre l’humanité.
Le barrage de Bodhghat a été mis au frigo en 1984 après la protestation de la population locale. Qui l’arrêtera maintenant ? Qui empêchera que la première pierre soit posée ? Qui arrêtera le vol
de l’Indrivati ? Quelqu’un doit le faire.
Pour la dernière nuit, nous avons campé au pied de la colline escarpée que nous allions escalader durant la matinée, pour émerger sur la route où une moto me prendrait. La forêt à même changé
depuis que j’y suis entrée. Les chiraunjis, les kapokiers et les manguiers ont commencé à fleurir.
Les villageois de Kudur envoient une énorme casserole de poisson fraîchement pêché au camp. Et une liste pour moi, de 71 variétés de fruits, de légumes, de légumes secs et d’insectes qu’ils
prennent dans la forêt et cultivent dans leurs champs, ainsi que leurs prix sur le marché. C’est juste une liste. Mais c’est aussi une carte de leur monde.
La poste de la jungle arrive. Deux ‘biscuits’ pour moi. Un poème et une fleur séchée de la Camarade Narmada. Une très jolie lettre de Maase. (Qui est-elle ? Le saurai-je jamais ?)
Le Camarade Sukhdev demande s’il peut télécharger la musique de mon Ipod sur son ordinateur. Nous écoutons un enregistrement de Iqbal Bano chantant ‘Hum Dekheige’ (Nous assisterons à la journée)
de Faiz Ahmed Faiz au célèbre concert de Lahore au sommet de la répression durant les années Zia-ul-Haq.
- Jab ahl-e-safa-Mardud-e-haram,
- Masnad pe bithaiye jayenge
- Quand les hérétiques et les honnis
- Seront assis en haut
- Sab taaj uchhale jayenge
- Sab takht giraye jayenge
- Toutes les couronnes seront arrachées
- Tous les trônes renversés
- Hum Dekhenge
50.000 personnes du public dans ce ‘Pakistan’-là commencent un chant de défi : Inqilab Zindabad ! Inqilab Zindabad ! Toutes ces années plus tard, ce chant retenti dans cette forêt. Etrange, ces
alliances qui se font. Le Ministre de l’Intérieur a émis des menaces voilées à ceux qui ‘offrent par erreur un soutien intellectuel et matériel aux maoïstes’. Est-ce que partager l’écoute d’Iqbal
Bano rempli ces conditions ?
A l’aube, je dis au revoir aux Camarades Madhav et Joori, au jeune Mangtu et aux autres. Le Camarade Chandu est parti pour organiser les motos et viendra avec moi jusqu’à la route principale. Le
Camarade Raju ne vient pas (L’escalade serait un enfer pour ses genoux). La Camarade Niti (la Plus Recherchée), les Camarades Sukhdev, Kamla et cinq autres m’emmèneront en haut de la colline.
Comme nous commençons à marcher, Niti et Sukhdev détachent avec désinvolture, mais simultanément, les crans de sûreté de leurs AK. C’est la première fois que je les ai vu faire ça. Nous
approchons de la ‘frontière’. « Tu sais quoi faire si nous nous retrouvons sous le feu ? ». Sukhdev demande ça avec désinvolture, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. « Oui »
dis-je « déclarer immédiatement une grève de la faim indéfinie ». Il s’est assis sur une pierre et a rigolé. Nous avons escaladé durant environ une heure. Juste en-dessous de la route, nous nous
sommes assis dans une alcôve pierreuse, complètement dissimulés, comme un parti en embuscade, guettant le son des motos. Quand il arrive, l’adieu doit être rapide. Lal Salaam Camarades.
Quand j’ai regardé en arrière, ils étaient toujours là. Agitant la main. Un petit attroupement. Des gens qui vivent avec leurs rêves, alors que le reste du monde vit avec ses cauchemars. Chaque
nuit, je pense à ce voyage. Ce ciel nocturne, ces chemins forestiers. Je vois les talons de la Camarade Kamala dans ses sandales éraflées, éclairés par la lumière de ma lampe électrique. Je sais
qu’elle doit être en mouvement. Marchant, pas seulement pour elle-même, mais pour garder l’espoir en vie pour nous tous.
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[25] Boisson très appréciée à base de fleur de mahua
[26] IED (pour engin explosif improvisé : improvised explosive device), il s’agit d’une bombe artisanale, posée le long d’une route. L’explosion de la charge principale (explosive artisanal ou
empilement d’obus) est provoquée par une petite charge d’explosif déclenchée électriquement, à distance, au passage d’un véhicule
[27] Classique du cinéma indien (1957),
[28] Cf. http://www.secoursrouge.org/spip.ph...