Les Camarades de Libération Irlande nous ont indiqué cet article intéressant sur l'étouffement du processus révolutionnaire en Afrique du Sud.
Cet article a été publié dans le Bulletin d'Information Maoïste du PCUN (maoïste), n°13, Vol. 4. Il faut donc le comprendre comme un support de la lutte contre la droite liquidationniste.
La version anglaise est disponible sur Revolution in South Asia.
PC maoïste de France
Vingt ans après la libération de Mandela, la liberté règne-t-elle en Afrique du Sud?
En février 1990, le monde assista à la libération de Nelson Mandela après 27 ans de captivité dans les prisons sud-africaines dans des transports de joie , tant était haïs le régime de l’apartheid et l’injustice qu’il défendait. Mandela, qui était l’un des prisonniers politiques détenus depuis le plus longtemps au monde, était devenu une sorte de légende vivante. Les prisons de l’apartheid regorgeaient de milliers de prisonniers politiques issus des dizaines d’années de combat anti-apartheid et représentant différentes organisations et différentes perspectives. Beaucoup de combattants, de dirigeants et de soldats mouraient en prison ou étaient pendus dans les commissariats ou jetés par les fenêtres, sans jamais passer en procès devant les juges en perruque blanche. Le crime de trahison était le plus souvent retenu contre eux.
Les masses du peuple sud-africain avaient, dans les décennies antérieures, fait des sacrifices immenses et héroïques au cours de la lutte et pendant les périodes de soulèvement. Les ennemis de Mandela avaient entamé avec lui des négociations secrètes en 1988, et ce n’était un secret pour personne que la libération des dirigeants politiques et la légalisation des groupes d’opposition en 1990 représentaient une tactique réfléchie en vue du démantèlement de l’apartheid et de la réorganisation de la domination politique en Afrique du Sud.
A la fin des années 1980, le système de l’apartheid de ségrégation raciale et d’oppression, dans lequel la majorité noire (et les gens d’origine indienne et les sang-mêlés) n’avait pas accès aux droits élémentaires, était en train de pourrir sur pied, sous la pression d’une crise majeure qui était à la fois économique, politique et sociale. Il s’agissait d’une situation révolutionnaire, dans laquelle le régime des colons blancs se rendait pleinement compte qu’il ne pouvait plus contenir le soulèvement politique qui ébranlait le pays par vagues successives depuis 1976, et qui atteignit son pic au milieu d
es années 1980. Les townships où vivait la majorité des Noirs étaient régulièrement envahis par la police, ce qui ne les empêchaient pas de servir de bases depuis lesquelles étaient lancées différentes formes de lutte. Des jeunes, des étudiants, des ouvriers, y compris des travailleurs immigrés, organisaient des boycotts de masses, des refus d’aller à l’école, dans les boutiques, au travail, des grèves, des combats contre la police, puis des marches funèbres combatives lorsque des gens étaient tués par balles.
Dans les zones rurales, où la plupart des Africains étaient forcés de vivre dans des réserves à base ethnique, on faisait des émeutes contre les autorités méprisées du bantoustan et leurs escouades de vigiles, on combattait pour avoir de meilleures terres et on résistait aux expulsions de population, qui servaient à consolider territorialement l’apartheid. De vastes sections de la population noire étaient mobilisées d’une façon ou d’une autre dans le combat contre la domination blanche, et des milliers d’entre eux étaient également engagés dans des organisations qui combattaient pour la libération nationale et la révolution et débattaient avec passion des questions de leur avenir.
La stratégie contre-révolutionnaire du président P.W. Botha, qui combinait quelques réformes et de modestes garanties sociales avec des tactiques de
divisions dans les rangs des forces anti-apartheid, échoua totalement à stabiliser la situation. En 1986, le gouvernement était débordé au point qu’il déclara l’état d’urgence avec couvre-feu et doublement des effectifs de police, pour occuper les townships en feu. A la fin des années 1980, entre 4.000 et 5.000 personnes furent tuées. Chaque enterrement donnait lieu à des batailles. L’intensité du soulèvement était telle qu’en 1988, le régime interdit pas moins de 31 organisations politiques noires, provoquant ainsi la création de nombre de comités locaux poursuivant la lutte. Celle-ci continua à un haut niveau jusqu’en 1990.
C’est alors que les dirigeants de l’apartheid, conseillés par l’Ouest, tendirent la main à Nelson Mandela pour sortir de la crise et étouffer le mouvement révolutionnaire ascendant, en donnant de la crédibilité à un règlement négocié impliquant les organisations anti-apartheid. Ils purent ainsi gagner un temps précieux et purent réorganiser la domination politique de l’Afrique du Sud de façon à ne changer fondamentalement ni le système socio-économique dont elle est la servante, ni la fonction du pays en tant que citadelle africaine, gardienne des intérêts impérialistes dans la région.
Comme cela avait été prévu, le compromis négocié en Afrique du Sud eut un effet dévastateur. Il permit d’éteindre les aspirations révolutionnaires de millions de gens, qui au prix de grands sacrifices, y compris celui de leurs vies, avaient menacé de renverser le régime afin de mettre un terme à la domination blanche, à toutes les cruelles oppressions et à la souffrance que cela impliquait. Cette opportunité gigantesque et ce potentiel révolutionnaire furent canalisés dans une élection, avec 19 candidats dont Nelson Mandela pour l’ANC (African National Congress), lequel avait été apprêté pour partager le pouvoir d’Etat avec le National Party légèrement réformé, ce parti réactionnaire qui avait tenu les rênes de l’apartheid pendant presque 50 ans. On appela ce gouvernement sorti des urnes le Gouvernement d’Unité Nationale.
Disposant du droit de vote pour la première fois de leur histoire, il est naturel que les Noirs se soient très massivement tournés vers le populaire Nelson Mandela, ancien prisonnier politique, dans l’espoir que l’ANC tienne ses promesses de libération, rende les terres aux Noirs, mette fin aux inégalités et secoue le joug sinistre qu’ils portaient depuis si longtemps. Mais comment cette prétendue organisation de libération nationale dirigée par Mandela réussit-elle à couler ainsi le processus révolutionnaire? Comment devint-elle l’instrument consentant des classes dominantes?
La négociation du partage du pouvoir avec le vieil Etat en 1994
La libération de Mandela en 1990, accompagnée de celle d’autres prisonniers politiques, et la légalisation de nombreuses organisations politiques fut une étape-clé dans l’ouverture du processus de négociations en vue d’élections multi-partites et tournées vers le projet gargantuesque de happer dans ce processus la plus grande partie du mouvement de libération noire, y compris ses intellectuels radicaux. Mandela appela le peuple à cesser la lutte, à déposer les armes, à « ensevelir le passé et tendre la main ».
Des exemples de la collaboration de classe de Mandela sont assez bien dépeints au début du film Invictus de 2009, où l’on voit Mandela tenter de passer outre la méfiance des militants de l’ANC au moment de partager l’Etat avec leurs anciens ennemis. Une scène en particulier montre Mandela qui accepte de prendre comme gardes du corps ces mêmes policiers de la Special Branch [police politique] qui avaient traqué et tué des militants anti-apartheid.
Massivement financé et conseillé par l’Ouest, l’ANC et ses organisations sœurs, les syndicats et le Parti Communiste d’Afrique du Sud, firent passer le message que la lutte antagonique n’était plus nécessaire, qu’un chemin électoral pacifique résoudrait les immenses problèmes du pays si les Noirs – à savoir l’ANC – rejoignaient le gouvernement et travaillaient de l’intérieur à changer la nature de l’Etat.
Cherchant à gagner des sièges pour s’attabler à l’intérieur du pouvoir politique tel qu’il existait, et fortement poussé en ce sens par les sections les plus libérales de la classe capitaliste blanche directement rattachée à l’impérialisme et par l’impérialisme lui-même, qui cherchait une solution favorable à leur domination ininterrompue de l’Afrique du Sud, l’ANC devint l’instrument politique tout à fait consentant de ces classes et de ces intérêts auxquels il s’était opposé ostensiblement pendant des décennies.
Pis que cela, on vit la capitulation complète de l’ANC lorsqu’au moment crucial de l’histoire, il joua son rôle de soldat du désarmement politique et de la démobilisation active de vastes sections du mouvement qui luttait contre le régime, en persuadant les leaders avec lesquels il avait des désaccords de longue date, y compris des dettes de sang, de rejoindre le projet de négociation.
Mandela et le leader religieux Desmond Tutu dirigèrent ce mouvement de « pourparlers en vue de pourparlers » comme on l’appela. Étant donné les vives tensions entre les différents programmes et la lutte contre la politique non-révolutionnaire de l’ANC, un processus de disputes et d’égarements se fit jour parmi les divers groupes de libération, dont le PAC, l’Azapo, les scissions de gauche de l’ANC, les cercles trotskystes dans et hors de l’ANC et d’autres encore, qui demandaient des « garanties » en exigeant par exemple une Assemblée Constituante.
Ceci n’empêcha pas le miracle réussi par la bourgeoisie et ses partenaires internationaux, qui consistait à réunir autour de la table du compromis la plupart des dirigeants politiques noirs. S’ils réussissaient, les impérialistes US seraient ravis d’appliquer ce modèle aux autres Etats traversés de conflits et aux anciennes colonies qu’ils devaient stabiliser politiquement suite à la péremption des arrangements ayant suivi la Deuxième Guerre mondiale.
Une composante importante de ce modèle était de construire une classe moyenne noire privilégiée ayant un intérêt matériel dans le maintien du système, et d’attirer ceux qui aspiraient à prendre une place dans l’élite. En échange, ces derniers continueraient à persuader la majorité pauvre de la population qu’il n’y avait pas besoin de renverser le capitalisme, mais de devenir partie prenante de son développement, lequel exigeait qu’on fasse la paix avec ceux qui sont à son sommet, qu’ils soient noirs ou blancs.
Un des mythes qui persiste au sujet de la transition sud-africaine, affirme que celle-ci a été pacifique. Mais l’accord négocié a été cimenté par une combinaison de pourparlers et de violence. Quand la presse bourgeoise internationale jacasse au sujet de « l’évitement de la guerre civile », cela signifie qu’il n’y a pas eu de « guerre de races » ouverte entre les groupes extrémistes blancs, qui avaient été plus ou moins neutralisés et intégrés au compromis politique eux aussi, et les masses noires. En réalité, on vit un processus très sanglant où l’apartheid muta jusqu’au partage des pouvoirs au début des années 1990, et lors duquel 13.000 vies noires furent perdues.
Des combats répétés se déclenchèrent, ou furent orchestrés, entre l’ANC ou d’autres organisation politiques d’une part, et d’autre part les nationalistes de la droite zouloue du Inkatha Freedom Party de Gatsha Buthelezi et ses forces paramilitaires, soutenues par la police, les forces de sécurité et les groupes blancs conservateurs qui cherchaient à déstabiliser les élections. En outre, des contradictions aiguës entre d’une part le United Democratic Front, modéré, l’ANC et sa base jeune et révoltée, et d’autre part l’Azapo, le PAC et d’autres groupes politiques gravitant autour des mouvements pour la conscience noire, tournèrent souvent à l’affrontement violent. Enfin, persistait la violence étatique visant à réprimer la lutte ascendante du peuple. Dans le film de « science-fiction » District 9, elle est dépeinte dans une optique futuriste en tant qu’assaut armé contre les masses extra-terrestres de « crevettes ». Mais un tel état de choses était une réalité quotidienne dans les townships, qui aboutit à plusieurs massacres après 1990, de Bisho dans le Ciskei à Sebokeng dans le Gauteng.
La voie passant par les arcs-en-ciel raciaux et l’harmonie des classes, et qui prétend faire l’économie de la mobilisation du peuple pour se débarrasser de l’Etat existant et pour déraciner le système qui lui est sous-jacent, attira beaucoup de gens parmi les opprimés, surtout dans les classes moyennes. C’est en effet une voie plus facile que la révolution. Mais il reste un problème, l’amère expérience sud-africaine le montre depuis vingt ans, c’est qu’elle est entièrement illusoire et imaginaire.
En réalité, la société est aussi divisée par la ségrégation que jamais, sauf que l’échafaudage légal de l’apartheid qui la soutenait a disparu. Malgré une classe moyenne noire croissante et très visible, les inégalités entre riches et pauvres ont augmenté dans les faits. De nouvelles libertés politiques, plus étendues que sous la domination blanche, servent principalement de canal de pression sur l’ANC pour qu’il rende divers services, et de moyen électoral pour le garder au pouvoir. Alors qu’il y a vingt ans, toute une génération était prête à tout envoyer valser pour arriver à quelque chose de nouveau, de différent et de vraiment libérateur.
En même temps, l’expérience de beaucoup de gens leur a appris à se méfier des issues négociées et la colère passée et présente gronde devant ce processus d’imposture. La lutte révolutionnaire des masses a été vendue pour obtenir la possibilité de voter pour un gouvernement noir qui, malgré ses promesses démagogiques, est en réalité gouverné par les besoins et les impératifs du système capitaliste-impérialiste, qui est fort bien servi par une telle posture. Des luttes ont émergé contre la trahison du peuple commise par l’ANC, mais le courant gigantesque aimanté vers la citoyenneté dans une démocratie libérale a eu un effet puissamment débilitant, c’était d’ailleurs son but, et il a polarisé les choses dans un sens tout à fait défavorable à la révolution.